Kamasutra littéraire

Date  18.04.2009
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KAMASUTRA LITTERAIRE

La plupart des livres érotiques de ces dernières années ont été écrits par des femmes. Signe d'une société enfin libre et égalitaire? Elles ont investi le genre dès la moitié des années 1970. Pour les féministes, l'écriture du corps permettait de se réapproprier le discours sur le désir féminin, de l'affranchir de la domination masculine. «Dans les années 1980, leurs textes étaient plutôt romantiques, empreints de poésie érotique, se souvient l'éditeur Franck Spengler. Puis Françoise Rey et Alina Reyes ont créé une petite révolution en racontant avec des mots d'hommes, crus, des situations d'hommes vues par des femmes. En appelant un chat un chat.» Cléa Carmin dit avoir été motivée par cette dimension inédite – «En parler, dire comment nous jouissons, était une prise de position.» Selon M. Spengler, ce qui est décrit matérialise ce qui pourrait être vécu: «En investissant ce genre, les femmes se construisent plus de liberté dans la réalité. Aujourd'hui, la femme propose et dispose. Mais cela choque encore, et ces auteures ne sont pas toujours médiatisées de façon positive.»

Les critiques soulignent souvent la liberté de ton, l'amoralisme, voire le «féminisme» des auteures contemporaines. De fait, les livres de Catherine Millet, Virginie Despentes, Camille Laurens, Annie Ernaux, Catherine Cusset, Anna Rozen ou Lorette Nobécourt prennent souvent des airs de kamasutra littéraire. Dans le culte contemporain de la performance, les limites de l'acceptable se sont déplacées – partenaires multiples, échangisme ou SM sont des pratiques banales. La fidélité semble dépassée, et les romans mettent en scène des femmes consommant allégrement les hommes. On assiste à une transgression des rôles, à un renversement des valeurs: l'homme devient un objet du désir et un instrument du plaisir féminin, une proie que la femme chasse et séduit. Franck Spengler ne voit d'ailleurs «pas vraiment de différences» entre les livres érotiques d'hommes et de femmes.


sexualité libérée?

«La libertine, c'est effectivement la femme 'libérée' mais selon les désirs et selon le modèle du phallocrate», écrit Nancy Huston dans Mosaïque de la pornographie (Payot 2004), citée par Christine Détrez et Anne Simon dans A leur corps défendant (Seuil 2006). Après avoir étudié un corpus de romans écrits par des auteures françaises, Détrez et Simon remettent ici en question l'affirmation d'une «écriture féminine» libérée de tout tabou: les thèmes abordés par ces auteures s'inscrivent «dans le cadre des stéréotypes les plus traditionnels, et le simple renversement des structures de domination masculine n'en signifie nullement l'affranchissement». De fait, écrivent-elles, la sexualité débridée mise en scène dans la littérature et relayée par les discours médiatiques et scientifiques «semble n'être qu'un aménagement nécessaire, compte tenu des changements sociaux et de l'évolution de la place de la femme: le couple hétérosexuel reste présenté comme la norme à atteindre et la condition de l'épanouissement de la femme».
Ainsi, sous un discours affiché comme libéré, les anciens stéréotypes se perpétuent. Enfin, la sexualité «libérée» peut devenir terriblement normative. L'obligation de sexe se fait obligation de jouissance, instaurant de nouveaux diktats. «Libération des tabous ou tyrannie du fantasme? Dédramatisation ou réduction de la sexualité à la sensation physique?» s'interrogeait Elisabeth Badinter dans Fausse route (Odile Jacob 2003).

Editer en enfer

 
En Suisse romande, un seul éditeur est spécialisé dans l'érotisme – Humus, à Lausanne. Ils sont deux en France, Blanche et la Musardine, qui possède également une librairie, tandis que quatre maisons proposent des collections érotiques. Le genre est vendeur, particulièrement depuis l'arrivée des librairies en ligne.
«Je me suis lancé en 1984 car c'est la littérature que je préfère, et je trouvais anormal qu'il n'y ait plus d'éditeur du genre», explique Franck Spengler, des Editions Blanche. Ils étaient encore six dans les années 1970, dont Balland, Belfond, Eric Losfeld, Pauvert ou Martino. «Puis Losfeld est décédé, Pauvert a été racheté par Hachette qui n'a plus voulu cette ligne, les autres ont eu tellement de procès qu'ils ont laissé tomber», résume M. Spengler.
Jean-Jacques Pauvert est le premier à publier Sade sous son nom; il entreprend l'édition intégrale d'Histoire de Juliette en 1947 et la publication des oeuvres complètes de Sade en 1952. C'est lui qui édite en 1954 Histoire d'O de Pauline Réage. Entre 1947 et 1971, Pauvert doit subir vingt procès. En 1974, Régine Desforges est déchue de ses droits civiques, raconte Franck Spengler, qui est aussi son fils. «Elle a été condamnée quinze fois pour ses livres, de gentilles bluettes par rapport à ce qu'on peut lire aujourd'hui.»
La censure n'a plus cours en France. «Grâce» à elle, si l'on peut dire, les livres licencieux ont été relégués dans les enfers des bibliothèques, constituant au fil des ans de précieuses collections érotiques. Mais si tout a été écrit, tout n'a pas été publié et beaucoup d'ouvrages sont restés confidentiels. Et M. Spengler de citer Le Nécrophile de Gabrielle Wittkop ou des récits érotiques d'A. P. de Mandiargues, méconnus. «Mon souhait est que cette littérature suive le chemin du polar: un genre mineur publié en poche jusqu'à ce que Patrick Raynal décide d'en éditer de grands formats: ça a sorti le genre du ghetto et lui a donné ses lettres de noblesse.» APD

«Ecrire, c'est toujours se déshabiller»

 
Un bon livre érotique est avant tout un bon livre: directeur des Editions Blanche, Franck Spengler rappelle peut-être une évidence, mais il n'est pas rare que le sujet d'un roman érotique, parce qu'il est «chaud», occulte ses enjeux littéraires. En bien ou en mal, on parle alors toujours d'autre chose que de littérature, discutant d'un texte avec des arguments moraux, sociologiques voire politiques. La critique en général ne se préoccupe plus de l'être de langage, de l'acte littéraire, mais se contente de l'imagerie, regrettait Pierre Jourde dans La Littérature sans estomac. «Il y a des critiques d'émotions, d'impressions, mais plus personne ne s'intéresse à la langue, à la syntaxe, à l'évolution des personnages», selon M. Spengler. C'est comme si le langage était transparent, et le réel un fonds objectif dans lequel puiser pour écrire une histoire.


LE CORPS ET LA LANGUE


Cet oubli de la dimension littéraire, cette confusion généralisée quant à la nature même de la fiction et de la représentation, sont encore renforcés par le fait que la littérature érotique est «toujours suspectée d'être de l'ordre du témoignage, de l'autofiction», regrette M. Spengler. «Dans d'autres genres romanesques, on se fiche de savoir ce qui est vrai ou non. On ne va pas vous suspecter d'être un assassin si vous écrivez un polar, ni de préméditer un crime si vous en achetez un.» Dans le domaine de l'érotisme, «dire 'je', c'est trousser sa robe devant tout le monde et il faut beaucoup de courage», dit-il. La plupart des auteurs prennent d'ailleurs des pseudonymes. «Pour Vorace, j'ai reçu des avances cash, comme si le sujet du livre voulait dire que j'étais une fille facile», raconte Anne-Sylvie Sprenger, qui dit avoir senti un jugement moral à la réception de Sale fille en Suisse, «mais pas en France, où le livre a été considéré comme un réel objet littéraire». Il s'agit donc de remettre la littérature au centre, c'est-à-dire de revenir au langage. La qualité littéraire d'un roman érotique est d'autant plus importante que «raconter une histoire sexuelle est vite du déjà vu», relève M. Spengler. «La musique, le rythme, la manière sont essentiels.» Ce qui est intéressant est la poésie, le reste est toujours la même chose, protestait Anaïs Nin à la fin des années 1940, à New York, s'adressant à son commanditaire de textes érotiques qui voulait plus de sexe, moins de poésie.
C'est bien sûr valable pour la littérature au sens large. Qui a elle aussi trait au désir: «Celui qui écrit doit s'interroger sur le désir du lecteur, sur la façon de le susciter», estime Anne Brüschweiler, directrice du Grain des mots, qui propose des ateliers d'écriture – notamment érotique. Et la question est éminemment littéraire, puisque c'est la langue qui va susciter ou non ce désir. Tous les grands auteurs ont toujours écrit contre la langue, transgressant les normes établies et dépassant les clichés pour inventer leur langue propre. De même, le véritable enjeu de la littérature érotique ne serait pas de «tout dire» mais de déplacer la transgression dans le champ du langage. «Dans Le Plaisir du texte, relève Anne Brüschweiler, Roland Barthes parle du corps et de la langue, de l'un pour l'autre, de l'un qui ne va pas sans l'autre. On est tout de suite dans le double sens et c'est ça qui est intéressant.»


au-delà de l'autocensure


La littérature est aussi la possibilité, pour le lecteur, d'inventer son propre texte, et se joue dans ce qui n'est pas dit. «Le désir du lecteur se place dans le silence, le caché.» Pour Anne Brüschweiler, c'est pourquoi Zones humides, le best-seller de l'Allemande Charlotte Roche, n'est ni érotique ni vraiment littéraire: «Le sujet principal est le corps, oui, mais sur le mode crade des enfants. Les phrases, les mots ne transgressent rien, et tout est si explicite qu'il n'y a pas l'ombre d'une place pour le désir du lecteur.»
Ecrire des textes érotiques demande d'être encore plus attentif à ce qui est finalement le propre de la littérature, remarque Anne Brüschweiler: «Chercher ses mots le plus finement possible, avoir accès aux sens et aux sensations, éviter les pièges du cliché, de la vulgarité et des lieux communs, penser à ce qui doit être dit ou tu, montré ou caché. Etre attentif, aussi, à ce qui est véhiculé par les rôles féminins et masculins.»
Il s'agit de trouver une voix singulière, authentique, ce qui exige de dépasser ses propres interdits, ses inhibitions, ses clichés. Les ateliers d'écriture érotique ne font en somme que «radicaliser ce qui se passe avec l'écriture, qui a de toute façon à voir avec la pudeur et l'impudeur», reconnaît Mme Brüschweiler. «Quand on écrit, on se déshabille.» Pour Anne-Catherine Pozza, qui a animé deux ateliers d'écriture érotique dans le cadre du Printemps carougeois, «explorer ses propres zones d'ombre, se vautrer goulûment dans la fange pour ressortir à la lumière, retrouver le plaisir enfantin de sauter dans les flaques, c'est sortir des schémas, oublier les codes et les modèles pour chercher sa propre voix». Elle décrit les trois phases d'un atelier d'écriture: «Oser imaginer des choses érotiques, oser l'écrire, oser le dire. Il s'agit d'identifier ses limites et de jouer à les transgresser.» Ce qui demande un certain lâcher prise, l'abandon d'une autocensure inconsciente. «Il y a cinq ans, raconte Anne Brüschweiler, lors de la Fureur de lire sur le désir, nous avions organisé un atelier d'écriture érotique durant toute une nuit: plus on était fatigués, plus on se libérait et on osait.» Et Anne-Sylvie Sprenger de remarquer que les scènes «les plus douloureuses, les plus choquantes peut-être», lui sont apparues au moment de s'endormir. «C'est cela qui m'a permis d'aller aussi loin. L'écriture et la fiction littéraire sont pour moi synonymes de liberté. J'utilise des mots génériques alors que dans la réalité je suis très pudique, barricadée de peurs.» APD

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