En 2011, à quoi rêvent les Suisses ?

Date  22.12.2010
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En 2011, à quoi rêvent les Suisses?
Par Christophe Passer, Sabine Pirolt

Les Helvètes veulent de l’amour, des voyages, et cauchemardent au sujet de la délinquance. Mais rêver de changer sa vie et la vie sert-il à quelque chose?

«Je voudrais tant voir Syracuse…»: le miel alangui et heureux de la chanson d’Henri Salvador a bercé tant d’envies de découvertes.
«Il y a aujourd’hui une surévaluation de l’amour.» Jacques Salomé, psychosociologue

Le sondage que L’Hebdo a réalisé avec l’institut M.I.S Trend raconte un peu de cette histoire sans cesse recommencée, celle d’une nature humaine dont le rêve demeure un moteur, façon de se projeter, imagination faisant mouvement.

De ce point de vue, les Helvètes demeurent d’incurables romantiques. Ce qui traduit aussi une situation économique ressentie comme correcte et un «taux de bonheur» national que diverses études montrent stable, et à impressionnante altitude.

Mais l’amour, ressenti comme une «vraie» valeur (lire la question N° 1), fait toujours rêver, beaucoup plus aisément que l’argent, par exemple.

Le philosophe français Luc Ferry, dans son dernier essai, La révolution de l’amour (L’Hebdo du 2 septembre 2010), mettait pertinemment en lumière la façon dont nos sociétés contemporaines sont plus qu’hier façonnées par l’affaire amoureuse.

Le mariage de raison est mort, vive le sentiment sincère, la passion belle et la tendresse infinie envers les enfants: autant de réalités relativement neuves, dont les principes et conséquences (c’est le mariage d’amour qui invente logiquement le divorce) marquent désormais le champ social aussi bien que celui du politique.

Au point que l’on peut parfois se demander si l’on n’en fait pas parfois un tantinet trop avec cet amour. N’y aurait-il pas quelques gouttes d’élixir compensatoire dans la recette de l’aphrodisiaque?

Le médiatique psychosociologue toulousain Jacques Salomé est de cet avis: «Il y a aujourd’hui, je le crois profondément, une surévaluation de l’amour. On attribue au sentiment amoureux en particulier, le pouvoir de réparer les blessures de notre enfance, de nous changer, de nous faire renoncer à des dépendances ou à des comportements à risques, de nous donner la force d’affronter les difficultés professionnelles ou sociales et, surtout, de nous donner la force de survivre aux violences de l’époque.»

Rêver d’amour est ainsi plus un point de départ qu’une ligne d’horizon. Profondément, cela participe d’une aspiration générale au changement, au déclenchement d’autre chose.

Car rêver n’est pas une illusion, si l’on ose dire. Mais bien souvent le nécessaire détonateur de la vie. A condition d’abord d’apprendre à reconnaître son rêve, à le dénicher dans les replis de son désir inassouvi.

Car oui, il existe des gens qui sont bloqués et n’arrivent plus à rêver, explique par exemple Danièle Laot Rapp, qui exerce comme coach de vie à Lausanne depuis cinq ans: «Les gens viennent souvent me trouver avec une problématique très précise, personnelle ou professionnelle, souvent relationnelle, conflit avec un enfant, un collègue.

«L’homme qui réussit, c’est celui qui parvient à transformer en réalités les fantaisies du désir.»
Sigmund Freud

Beaucoup de femmes consultent lors d’un tournant de leur vie. Les enfants grandissent et elles cherchent une identité professionnelle, ou sont confrontées à des problèmes de couple. Je vais alors les aider à chercher leurs rêves. Il s’agit de faire un état des lieux de la situation, et de leur poser la question: à quoi rêveriez-vous, à la place? Quel est votre projet-rêve?»

La question n’est pas futile, souligne Danièle Laot Rapp: «Si une personne a la possibilité de visualiser son rêve ou une partie de son rêve, son cerveau cherchera le chemin pour y arriver. Ce ne sera pas forcément immédiat, mais lui permettra d’avancer.

C’est parfois à partir des rêves que l’on arrive à débloquer une situation. Je dis souvent à mes clients: cherchez cinq solutions, dont deux farfelues. C’est souvent dans une des propositions les plus farfelues que se trouve l’amorce d’une solution.»

C’est au fond toujours la leçon à méditer de Sigmund Freud: «L’homme énergique et qui réussit, c’est celui qui parvient à transformer en réalités les fantaisies du désir.»

Car la condition demeure d’envisager rêves et changements de vie dans le domaine du faisable, de l’envisageable, presque du concret. Il est d’ailleurs possible de lire les résultats du sondage de L’Hebdo à cette aune.

D’abord parce que ce sont des rêves proposés au choix (les questions en disent peut-être autant sur les sondeurs que sur les sondés…), et surtout, parce que l’on constate un genre de pragmatisme et de bon sens dans beaucoup de réponses.

Par exemple, à la question d’un arbitrage à faire entre une vie plus longue et le miracle d’un corps de rêve, les Suisses répondent en masse en faveur de quelques années supplémentaires. Cette logique, qui semble limpide au moment du résultat, n’était au départ pas absolument évidente au vu des diktats de l’époque sur les canons de la beauté.

Les questions plus politiques du sondage démontrent aussi plus de peurs que d’utopies. «Une politique qui ne sert qu’à brasser des rêves les trompe tous», disait en connaisseur François Mitterrand.

L’idée de changer le monde et de le rendre meilleur n’est plus guère d’actualité et on pourrait même pousser le bouchon en citant Jean Baudrillard lorsqu’il constatait, dès les années 80, que «les citoyens sont si souvent sondés qu’ils en ont perdu toute opinion».

Le bon score obtenu à la question 9 en faveur de moins de délinquance (opposée à celle de moins de chômage) souligne ainsi une peur désormais de plus en plus individualisée: on a davantage la trouille de se faire casser la figure à la sortie d’une boîte le samedi que de voir augmenter le nombre de sans-emploi, préoccupation ressentie par beaucoup comme bassement collective, mondialisée, conjoncturelle, et donc sur laquelle le citoyen n’a guère de prise.

Dans le même ordre d’idée, on ne peut que constater le score étonnant obtenu à la question 10 par le «moins d’étrangers»: il n’est en effet pas question ici d’étrangers délinquants, clandestins ou mal intégrés, mais juste d’étrangers. Et il se trouve quand même presque un tiers des Suisses pour rêver d’en compter moins dans le pays.

Une sorte de xénophobie molle infusée depuis des années dans la population par les répétitives logiques de moutons noirs, même si ça ne passe pas partout: la moitié des Suisses, presque les deux tiers des jeunes et des Romands, rejettent l’UDC, ce qui constitue aussi un score plutôt haut.

L’utopie politique a donc du plomb lourd dans l’aile. On l’a certes revue à l’œuvre, fugacement, au moment de l’irruption de Barack Obama dans le champ politique en 2008.

L’aspiration au changement collectif était précisément contenue dans le célèbre «Yes, we can» et l’éloquence du candidat démocrate à la présidence, mais elle s’est elle aussi émiettée ensuite peu à peu dans le fracas des destins individuels états-uniens.

«Une politique qui se borne à brasser des rêves les trompe tous.»
François Mitterrand

L’idée de l’homme providentiel a désormais une durée aussi courte qu’un spot télé. Le discours écologique pourrait ici être aussi convoqué: politiquement, il est aujourd’hui clairement le seul à imaginer un autre mode de vie.

A condition – et ce n’est pas gagné – qu’il parvienne à sortir lui aussi du discours généralisé de la peur et du catastrophisme de la fin du monde.

L’objectif serait donc d’apprendre à rêver, mais pas trop quand même: «Lorsqu’une personne vient me trouver, nous analysons la situation telle qu’elle est, et ce que la personne projette dans le futur, explique Anne-Catherine Pozza, fondatrice d’Orchydia, et spécialisée dans le coaching amoureux.

Nous nous demandons alors quelles sont les actions à entreprendre pour diminuer l’écart entre les deux. De fait, les petits rêves sont tout autant valables que les rêves démesurés qui demandent une grande capacité d’agir, de l’énergie et la foi pour les réaliser.

Les petits rêves sont aussi valorisants et détenteurs d’un potentiel de bonheur. Un exemple? Oser prendre plus souvent la parole, oser plus souvent exprimer ses sentiments et ses émotions.»

Pour Jacques Salomé, il n’y a pas besoin non plus d’être pressé. Il y aurait ainsi des rêves de changement à plusieurs vitesses ou niveaux: «Notre société, nos modes de vie en Occident sont très formatés, balisés ou encadrés à la fois par des contraintes qui nous échappent et par des engagements qui nous lient.

Le rêve d’une vie différente, quand il ne trébuche pas dans un délire, c’est-à-dire quand il n’est pas trop coupé du réel, peut nous aider à changer notre regard, nos conduites et comportements, nous inviter à oser, à nous dépasser.

Et même si tous nos rêves ne se réalisent pas, ils sont porteurs d’un mouvement. Je ne pense pas qu’ils développent des composantes dépressives.»

La question est en effet importante: comment vivre avec des rêves trop grands, ou d’autres qu’on ne parvient jamais à ne serait-ce que tenter de réaliser? La frustration est-elle l’obligatoire prix à payer? Ou bien suffit-il de croire en ses rêves pour que ça marche, une sorte de réinvention de la méthode Coué au service du fantasme?

Anna Czekaj, qui travaille chez Life Touch à Genève, cabinet de coaching et de programmation neurolinguistique, ne le pense pas: «C’est plutôt ce qu’on appelle de la pensée positive. Si chacun regarde sa propre vie, il y trouvera des exemples de réussites par cette méthode.

«Le rêve est vital. C’est une sorte de légende personnelle.»
Anne-Catherine Pozza, fondatrice d’Orchydia

Il est plus facile de réaliser ses rêves si on y croit. Très souvent, cette capacité vient de l’enfance ou des expériences de vie. On peut avoir autant de petits succès ou d’échecs: si on y croit, on continue d’avancer.

Ceux qui ont des rêves et les repoussent toujours à plus tard (quand je serai à la retraite, quand j’aurai plus d’argent), qui ne trouvent jamais le bon moment, demeurent alors dans un état de fuite peu constructif: mon travail consiste à aider les gens à dépasser cet état d’esprit.»

Et puis les envies, les rêves peuvent changer pas mal avec le temps. Si l’amour et les voyages réconcilient tout le monde, le grand air et la campagne sont davantage une aspiration au moment où l’on est en train de fonder une famille: le jardin pour que les gosses y gambadent. La belle voiture est souvent un fantasme de jeune homme, plus de temps libre ressemble à un rêve de cadre harassé, etc.

Jacques Salomé: «Les rêves de nos 20 ans sont souvent d’une grande amplitude, on rêve de changer le monde, de découvrir l’amour, le vrai, le sublime, de faire le bien, de supprimer l’injustice, la guerre et la souffrance de par le monde.

Les rêves de nos 30 ans sont plus personnalisés, ancrés dans notre vécu quotidien, tournés vers un mieuxêtre matériel, familial. Un peu plus tard, nos rêves sont plus dirigés vers nos proches: parents (santé) enfants (réussite, succès, engagement dans la vie).

Plus tard encore, nos rêves reprennent de l’ampleur, sont plus oblatifs, plus humanistes, moins matérialistes et peut-être ont-ils une coloration plus spirituelle.»

L’apprentissage de la vie participerait ainsi de la reconnaissance de ses rêves, et ensuite de la manière de se débrouiller avec. «Connais-toi toi-même», antique antienne socratique, n’a donc pas pris une ride et la vie peut être vue comme une succession de rêves à tenter, d’imaginaires à essayer. Si l’on referme cette porte vers le sublime horizon ou l’espéré lendemain chantant, ce peut être l’impasse et l’enfermement dans l’amertume.

«Ne pas avoir de rêves, c’est vivre au ras du sol, explique Pauline Pedroli, consultante en accompagnement psychologique à Boudry. Le rêve le plus noble est de se réaliser soi-même, être juste à sa place et dans sa vie. C’est un grand projet.»

Un projet qui doit sans cesse être réalimenté, car «le rêve est vital, dit encore Anne-Catherine Pozza, c’est une sorte de légende personnelle qui fait avancer. Souvent, les gens ont besoin de clarification, parce qu’ils ne sont plus capables de rêver, tellement pris dans leur marasme. J’ai un jour entendu une femme me dire: “Je n’ai plus accès à mes rêves.”»

L’être humain d’aujourd’hui a donc les rêves qu’il peut. Si possible pas trop grands et pas trop collectifs, afin d’éviter la frustration et garantir une sorte de protection personnelle. Car la grandeur, l’ensoleillement de l’utopie, tout cela passe si facilement pour de la naïveté aux yeux des cyniques.

Il n’est cependant jamais trop tard pour enclencher un processus de réenchantement du monde alentour. Autrement dit pour concilier les lucides cruautés de la condition humaine et l’envie de vivre fort, quand même et malgré tout.

«Il faudrait comprendre que les choses sont sans espoir et être pourtant décidé à les changer», s’exclamait Francis Scott Fitzgerald dans La fêlure. Rêver, est-ce vivre? C’est en tout cas essayer.

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