Chagrins d'amour, le deuil impossible
Date 21.04.2011
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Chagrins d’amour, le deuil impossible Par Isabelle Falconnier - Hebdo 20.04.2011
Sous-estimé, le deuil d’amour reste un tabou honteux, estiment les spécialistes. Dont Bernard Crettaz, qui crée les «Cafés mortels des amours perdues».
A ma gauche, 20 000 divorces prononcés en Suisse chaque année. Autant d’histoires d’amour qui se ramassent à la pelle, sans compter les cœurs brisés de tous âges, tous sexes, anonymes et hors statistiques. Ce n’est pas un thème pris au sérieux, contrairement à la mort d’un proche. Il y a une grande incompréhension sociale là autour. On sait quoi faire en cas de deuil, pas en cas de deuil d’amour. Bernard Crettaz, sociologue. A ma droite, par centaines, des espaces de rencontre pour les alcooliques, les toxicomanes, les phobiques, les pères divorcés – mais rien pour ces endeuillés de l’amour qui rasent les murs et mouillent leur oreiller de toutes les larmes de leur corps. Dans les librairies, des rayons entiers sur la séduction, les relations de couple ou le Kama Sutra, tout sur avant et pendant l’amour. Mais en ce qui concerne l’après: rien. Avant, on en mourrait dans un grand déballage romantique. On s’appelait Werther et l’on soupirait avant de se tirer une balle dans la tête: «Pourquoi faut-il que ce qui fait la félicité de l’homme devienne aussi la source de son malheur? (...) Adieu. Je ne vois à tant de souffrance d’autre terme que le tombeau.»
Aujourd’hui, on meurt toujours d’amour mais discrètement, silencieusement. Maintenant, votre entourage vous assure qu’«un(e) de perdu(e), dix de retrouvé(e)s» et vous file la télécommande de la télévision pour mieux zapper. «Ce n’est pas un thème pris au sérieux, contrairement à la mort d’un proche.» Il y a quelques semaines, en acceptant d’animer pour la Ferme Asile à Sion un «Café mortel des amours perdues», Bernard Crettaz s’attendait à un moment «plus léger» que les «Cafés mortels» qu’il mène habituellement. Las. «J’ai eu l’impression de soulever le couvercle d’une cocotte-minute. Quelle violence dans les propos! Des femmes et des hommes traumatisés, remplis d’amertume et d’agressivité.» Pour le sociologue valaisan, il y a urgence: «En comparaison avec l’incroyable production sur la mort ou le couple, on trouve peu de choses sur cette blessure. C’est un terrain à défricher!»
La psychothérapeute Rosette Poletti fait le même constat alarmant de la banalisation des chagrins d’amour: «Ils sont minimisés alors qu’ils peuvent avoir des effets désastreux à long terme et même être à l’origine de suicides de jeunes. On devrait beaucoup plus parler de ce type de deuil qui fait des ravages chez des personnes à l’estime d’elle-mêmes chancelante.»
Depuis dix ans, à l’enseigne d’Orchydia à Genève, la coach et formatrice Anne-Catherine Pozza travaille sur les relations amoureuses. Elle renchérit: «Nous n’avons pas de lieu pour exprimer cela. Dans notre volonté de tout maîtriser, le chagrin, la douleur ou la mort sont des dimensions de l’être qui ont été bannies de nos civilisations. Notre société valorise l’amour sur papier glacé, la séduction, donne une vision de l’amour lisse et légère. Ce qui nous empêche de vivre la face plus sombre de l’amour.»
Traumatisme durable. Imprévisible, complexe, le chagrin d’amour laisse démuni. Et le traumatisme est à la hauteur de l’investissement dans la relation qui se termine. «Si je perds un amour, je perds aussi tout ce que je vivais, l’histoire que je me racontais, un style de vie, explique Anne-Catherine Pozza. Lorsque la rupture survient, c’est tout notre monde qui semble s’écrouler.»
Les chagrins d’amour peuvent avoir des effets désastreux et même être à l’origine de suicides. Ils sont parfois plus difficile à vivre qu’un deuil, car l’autre est encore vivant et a même choisi quelqu’un d’autre. Rosette Poletti, psychothérapeute. Si un deuil est considéré comme une fatalité, en cas de rupture amoureuse, «non seulement celui qui a du chagrin se sent responsable, se dévalorise, mais en plus l’autre est toujours là, souvent avec un/e autre, et la jalousie s’ajoute à la souffrance d’amour, remarque Bernard Crettaz.
Les gens qui en souffrent le plus sont souvent ceux qui refusent le zapping amoureux, la recomposition, et qui ont investi beaucoup dans un engagement total, celui d’une vie.»
Cédric*, 35 ans, encore marqué par une rupture brutale quelques années auparavant, se souvient: «Le plus dur, c’était de la croiser. Je n’arrivais pas à comprendre comment je pouvais aimer quelqu’un si fort sans être aimé en retour. Je surinvestissais totalement.»
Diane*, 50 ans, a vu son mari la quitter soudainement après vingt ans de mariage. «Le pire n’est pas que la relation s’arrête mais la manière dont elle s’arrête. Si la fin est moche, elle barbouille tout le reste de l’histoire, la met en doute. Il faut être fort pour faire la part des choses, et se dire que ce que nous avons vécu, donné, personne ne peut nous l’enlever.»
Car si la «déconfiture amoureuse» compte parmi les périodes «les plus douloureuses» de la vie d’un être, comme l’exprime sans détour Guy Corneau, c’est bien parce que la peine d’amour fait «résonner toutes les expériences qui ont la même connotation affective que ce que nous traversons».
Particulièrement vulnérable, les adolescents et les jeunes. «Le couple, le lien amoureux, est un facteur de protection, tout autant que les liens amicaux ou familiaux, explique Anne-Marie Trabichet, coordinatrice de l’association Stop Suicide à Genève. Du coup, quand ce lien se casse, c’est un facteur de protection qui disparaît, d’où une situation émotionnelle fragilisée.» Rosette Poletti: «La personne peut perdre confiance en elle, surtout si elle a déjà été abandonnée en tant qu’enfant.»
Rituels à inventer. Lorsque arrive la lettre de rupture, que la porte de l’appartement claque après une dernière dispute, que le téléphone ne sonne plus et que seuls restent le manque, la colère et la tristesse, c’est le mode d’emploi qui fait défaut. «Il n’y a pas de mises en scène admises, de rites fondamentaux qui permettent de prendre la mesure de l’absence, déplore Bernard Crettaz. Les gens restent seuls avec leur chagrin alors qu’il faut oser partager. D’autant plus que l’entourage tend à minimiser. Je n’hésite pas à dire que, parfois, c’est plus dur que de faire face à la mort elle-même.»
La douleur ou la mort sont des dimensions de l’être enfouies, bannies de nos civilisations dites civilisées. Nous acceptons la face lumineuse de l’amour, la séduction, le flirt, mais pas sa face sombre. Anne-Catherine Pozza, formatrice et coach
Diane* a passé des nuits blanches à écrire. «Mettre en mots ce qui m’arrivait m’a aidée à me tenir droite. Je récupérais une sensation de maîtrise, et me forçais à aller au-delà de la simple insulte.»
Cédric* a composé un album de chansons pour son ex-amoureuse. «Je pensais que ça allait la toucher, l’impressionner. Je n’avais pas perdu espoir de la récupérer. Mes copains me disaient de lâcher l’affaire... J’ai mis longtemps à m’en remettre.»
Brûler les photographies, rendre ses affaires, effacer son numéro de téléphone – «rien n’est faux, mais il faut le faire dans l’amour, paradoxalement, conseille Anne-Catherine Pozza. Notre colère nous appartient, cela ne sert à rien de la déverser sur l’autre. Qui n’est pas responsable de notre souffrance, même si c’est lui, ou elle, qui n’aime plus.»
Elle conseille souvent la lettre symbolique: «Ecrite d’un coup, à la main, dans laquelle on met notre ressentiment, qu’on ne relit pas, que l’on déchire et brûle tout de suite après. C’est puissant et permet de libérer énergétiquement toute l’amertume.»
Surtout, ne pas rester seul. «Nous incitons vivement les jeunes à s’entourer en cas de chagrin d’amour, explique Anne-Marie Trabichet. Il est essentiel de renforcer les autres facteurs de protection.» Ceux qui s’en sortent le mieux, estime Rosette Poletti, sont ceux qui vivent le processus de deuil dans son ensemble. «Avec le choc de l’annonce de la rupture, le déni, la colère, le marchandage pour essayer de faire revenir l’autre sur sa décision, la déprime lorsqu’on réalise que c’est inéluctable, puis l’acceptation. Facilitée si une autre relation se profile à l’horizon...»
«J’en ai pleuré, de cet amour fini, poursuit Diane*. Mais le défi de la reconstruction est venu tout de suite. Je veux donner un sens à ce cataclysme, ne pas être une victime.»
Plutôt que Werther, Scarlett d’Autant en emporte le vent: «“Je vais devenir folle si je pense que j’ai perdu Rhett.” Scarlett essayait d’enfouir son chagrin au fond de sa conscience, d’élever une digue contre le flot de la douleur. “Je... allons, demain je partirai pour Tara”, et elle reprit un peu de courage.» Taratata.
*Prénom d’emprunt
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Les 5 phases du chagrin d'amour et de la reconstruction par Orchydia
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1 Voir. vraiment Dresser l’état des lieux, constater les faits. Je suis seul/e, quel est le bilan.
2 Sentir. Retour sur soi. Prendre conscience de ce que je ressens à l’intérieur. Je souffre, mais comment? Qu’ai-je envie de faire? Quelles sont mes émotions?
3 Corporaliser. Que me dit mon corps, quel endroit me parle, quels sont les signaux corporels. Ai-je une boule au ventre? La gorge nouée? Les jambes paralysées? Ne pas laisser sa tête prendre le contrôle. S’en remettre à la sagesse du corps.
4 Besoins primordiaux. Lister ce dont j’ai réellement besoin en ce moment. Que ce soit de fuir, de se cacher, ou au contraire de réconfort, d’être entouré/e, pris/e dans les bras.
5 Action. Comment puis-je me donner ce dont j’ai besoin dans la situation actuelle? Etre plus autonome affectivement.
Résultat Lâcher prise, grandir émotionnellement, guérir de ses blessures d’enfance, gagner en autonomie, cesser de manipuler éventuellement son entourage pour satisfaire ses besoins, cesser de confondre besoins et amour. Retrouver la joie de vivre.
Selon Anne-Catherine Pozza, fondatrice d’Orchydia à Genève. |
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